Par Renée Valet-Huguet
Inlassablement Annie Ernaux se raconte, et si bien. De son très court récit Le jeune homme, émerge un amoureux, de trente ans son cadet, et si elle se fait initiatrice, lui, sorte d’ange révélateur, la remettra sur la voie de l’écriture

La vie mêlée à l’écriture
D’emblée Annie Ernaux nous affranchit : « Si je ne les écris pas, les choses ne sont pas allées jusqu’à leur terme, elles ont été seulement vécues », et la phrase fait écho avec cette note placée dans son journal, alors qu’elle écrit Les années : « J’ai si peu l’impression de vivre ce que je vis quand je le vis, qu’il me faut le revivre pour le vivre enfin. » Écrire donc !
Les aveux du désir
Petit conte d’amour Le jeune homme émeut. Fugitivement il nous a rappelé les confidences faites par des femmes qui avaient eu « une histoire avec un jeune », tant les mots s’accordent avec ceux déployés dans le texte : admiration, timidité devant la femme mûre, la ferveur manifestée devant l’acte d’amour qui peut prendre une forme inhabituelle. Seulement l’écrivaine, elle, nous présente une facette inattendue de son désir. En emmenant A. chez elle boire un verre après le premier dîner, elle compte « déclencher l’écriture du livre » qu’elle hésite à « entreprendre à cause de son ampleur. » Expliquant : « Souvent j’ai fait l’amour pour m’obliger à écrire. Je voulais trouver dans la fatigue, la déréliction qui suit, des raisons de ne plus rien attendre de la vie. J’espérais que la fin de l’attente la plus violente qui soit, celle de jouir, me fasse éprouver la certitude qu’il n’y avait pas de jouissance supérieure à celle de l’écriture d’un livre. »
Ils se revoient aux week-ends. Pour eux c’est trop peu. A. l’appelle tous les jours, d’une cabine, il vit en couple. L’aventure devient une histoire. Enfin il se rend libre. Étudiant, il a trente ans de moins qu’elle. C’était dans les années 1994-1997, à Rouen.
De son écriture précise, tranchante, Annie Ernaux écrit à la première personne, sur quarante pages à peine, cette relation passée qui l’avait ramenée à une époque disparue. Le dimanche sous la couette, l’amour sur un matelas par terre dans une pièce gelée, et pauvre. Un inconfort vécu déjà par l’écrivaine lorsque débuta sa vie en couple, couple d’étudiants. « Avec A., j’avais l’impression de rejouer des scènes et des gestes qui avaient déjà eu lieu, la pièce de ma jeunesse. »
Et puis elle se retrouve en lui. Les tics d’un milieu populaire dont elle s’était désencombrée, se calquant sur son mari aux yeux duquel elle était une fille du peuple. A. était « le porteur de la mémoire de mon ancien monde. » Avec A. elle est une bourge. Elle a les manières, l’argent, le pouvoir culturel, symbolique.
Il l’emmène dans des lieux insouciants, elle entreprend de lui faire connaître le plaisir des voyages. Des regards inquisiteurs, lourds de désapprobation les entourent. Elle assume, vit cet amour « comme un défi pour changer les conventions. » Pourquoi cacher une liaison avec un garçon qui aurait pu être son fils, « quand n’importe quel type de cinquante ans pouvait s’afficher avec celle qui n’était visiblement pas sa fille sans susciter aucune réprobation. »
Un jour il exprime le désir d’avoir un enfant d’elle. Et elle pense qu’il confond son désir parce qu’un jour d’été, à Venise, il a dit : « Je voudrais être à l’intérieur de toi et sortir de toi pour te ressembler. »
Naissance il y aura, celui du récit de l’avortement clandestin, autour duquel l’écrivaine tournait depuis longtemps : L’événement, récemment réalisé par Audrey Diwan. Durant le temps de l’écriture, le rôle d’initiatrice doucement s’efface.
Serré, abondant, Le jeune homme condense tous les éléments qui font l’écriture d’Annie Ernaux, et nous apparaît comme un tête à tête entre l’écrivaine et sa propre écriture. Essentiel.
Le jeune homme, Annie Ernaux, Gallimard, Paris, 2022, 38 pages


Les éditions de l’Herne font paraître un Cahier Annie Ernaux, revenant sur son œuvre et regroupant de nombreux inédits, des extraits de son journal intime, des lettres et des photos. Annie Ernaux a présenté son premier film à la Quinzaine des réalisateurs du 75e Festival de Cannes, co-réalisé avec son fils David, et intitulé Les années Super 8.


Photo de couverture : ID de femmes
Correctrice/Relectrice : Elsa de Breyne
Je viens de le lire (c’est vite fait!!!), j’adore tout ce qu’Ernaux écrit, même si cette fois on est un peu frustrés de l’absence de point de vue social — pour moi ça ne vaut évidemment pas Les Annèes ou La Place — mais quelle écriture à la fois hyper-précise et pointue, merci RVH de ton choix, toujours si juste
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Je connaissais ton amour pour l’écrivaine ! Nous avions une fois évoqué « Les années », que j’ai souvent recommandé. Là, l’histoire est intéressante, non seulement parce que Annie Ernaux vit au grand jour et sans complexes cette relation, mais aussi parce qu’elle a quelque à voir avec l’éclosion de l’Évènement, livre important. Merci de tes mots.
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Renée,
Merci pour l’article!
J’ai adoré ce film tiré de son livre, l’évènement, si douloureux à voir et représentatif d’une situation vers laquelle on tend dangereusement de nouveau, partout dans le monde. Je ne savais pas que cela avait un lien avec l’histoire de Jeune Homme. Cette époque de non-choix a malheureusement donné lieu à plein de femmes aux ambitions d’émancipation sacrifiées par ces enfants non désirés, projetant en eux l’échec de leur vie, et leur faisant pâtir injustement ( je pense que ça a été le cas pour ma grand-mère paternelle). Le transgénérationnel psychologique de ma génération en est lourd de conséquences il me semble.
Maman a acheté 2 des livres d’Annie que tu lui as recommandés, j’en profiterai!
Je t’embrasse ainsi que Serge, j’espère que vous allez bien !
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Merci à toi, Claire, de ton intérêt pour le blog. L’évènement est un film douloureux à voir certes, et qui ramène à tant de femmes un goût âcre. Enfants non désirés, dont je fais partie, et qui gardent parfois ce sentiment de se sentir de trop. Avortements faits dans des conditions lamentables, avec infections à la clé, peur de la police, celles qui pratiquaient, appelées faiseuses d’anges se retrouvant, elles, en prison. Et puis, le comportement de beaucoup d’hommes face à celles qui leur faisaient part de leur grossesse, tant de femmes ont dû faire face seules… Nous nous sommes battues dans les années 70. Nous disant tout de même qu’il nous faudrait être vigilantes, malgré la loi qui permit aux jeunes femmes de se sentir libres. Aujourd’hui nous sommes atterrées de ce qui se passe en Amérique, et nous craignons ici que des gens s’enflamment et remettent tout en question. Mais la jeunesse est forte !
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RENÉE , J’ai LU ,IL Y A PEU DE TEMPS , LE JEUNE HOMME.
LA HONTE, M’AVAIT , IMPRESSIONNÉ…….
UN LIVRE ECLAIRE EXCELLEMMENT, L’ŒUVRE D’ANNIE ERNAUX ,LA NÉVROSE DE CLASSE, DE C. DE GAULEJAC …
LA DIFFICULTÉ, DE CHANGER DE GROUPE HUMAIN …
ANNIE ERNAUX EST D’UNE JUSTESSE CRIANTE …
Je lis les ARMOIRES VIDES ,APRÈS LA PLACE …… etc.
CE Que je trouve très JUSTE , C’EST CE PRÉSENT, QUI NE PEUT EXISTER, SANS MEMOIRE.
JE T’EMBRASSE.
Pierre Claude.
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J’ai eu la même réaction que toi, Pierre-Claude, de même en lisant Retour à Reims de Didier Eribon, autre transfuge de classe. J’avais aimé La Place, Les armoires vides, et surtout, Les années, si tu n’as pas lu ce livre, tu retrouveras, en le lisant, toute ton enfance, ton adolescence, ta jeunesse, ton âge mûr. Remarquable retour en arrière. La mémoire…
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Merci, Renée!
Je suis une inconditionnelle d’Annie Ernaux. Elle m’a bouleversée dès « La place », le premier que j’ai lu d’elle. « Les années » reste mon préféré.
Je lirai Le jeune homme.
Impatiente de pouvoir acquérir « L’Herne Ernaux » mais, il tarde à arriver ici (Québec).
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Merci à toi, Geneviève, de prendre sur ton temps pour me lire ! De même que toi « Les années » a ma préférence, sans doute parce qu’il a recraché des pans de ma jeunesse. « La place » également m’avait remuée. Quant au jeune homme, qui apparaît dans « Les années », je trouve qu’Annie Ernaux a eu un certain courage d’avoir déployé cette histoire.
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Je pense que sa phrase posée en exergue du « Jeune homme » — « Si je ne les écris pas, les choses ne sont pas allées à leur terme, elles ont été seulement vécues. » définit le courage que tu évoques. Au plaisir, Renée!
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