Au nom du bar perdu

Par Renée Valet-Huguet

Histoire vraie

Kiraz. Photo Pinterest

Ce soir là, pour sa promenade quotidienne, elle avait machinalement pris l’itinéraire qui la conduisait au bureau. Elle n’aimait pourtant pas l’étude notariale où elle partageait une pièce faussement design avec une superbe tête à claque. Dépassant l’immeuble elle énuméra les avantages du télétravail. Toutefois il lui fallait admettre que ce qu’elle appelait son plaisir du soir, était précisément lié à sa vie de bureau. C’était invariable, à l’heure de la sortie, soudain allègre, le maquillage ravivé, elle filait droit au Chabada Café où se tenaient par grappes des habitués, toutes ces personnes dont elle ne connaissait qu’une face, celle que l’on décide d’offrir aux connaissances de bistrot, ce peu de dévoilement de soi, l’absence de questions indiscrètes, plutôt des discussions tournant autour de films, d’artistes, tous ces goûts qui se rejoignent. Une entente profonde. Non pas une amitié profonde qui exige un engagement. C’était en somme la réplique de sa vie intime. Tout ce qu’elle souhaitait.
Sa préférence était allée à un petit groupe qui s’agglutinait le long du zinc. Deux hommes et une femme dont elle savait juste le prénom, la profession ; seul l’un des hommes était en couple. La quarantaine les guettait tous.
« T’es belle Caro », c’est ainsi qu’ils disaient quand elle arrivait les lèvres rouge brillant, ses cheveux noirs lâchés. À part ce surnom qu’ils lui avaient donné, presque autoritairement, « Caroline c’est un peu poseur », aucun n’avait essayé d’exercer sur elle une quelconque influence.
Ils n’étaient personne dans sa vie. Cela faisait penser à ces herbes folles qui poussent tout autour d’une plante. De simples herbes compagnes.
Aucun d’entre eux n’avait proposé une rencontre hors de ce bar resserré d’où émanait une odeur indéfinissable. Fumet de légèreté, de joie, d’imprévu. Le duo de garçons qui naviguait de derrière le zinc aux tables cultivait le particulier. Les soirs de vernissage on était au coude à coude, légèrement gris de vin et de culture fraîche teintée d’un rien d’underground. Au comptoir, dans le recoin au ras de la vitrine, comme à un poste de guet, fidèles, les grognards du Chabada.

Et puis les bars se sont tus. Brutale obligation. Les liens qu’ils abritaient, et qui ne pouvaient exister que dans ce genre de lieux ont flétri. Malgré le manque absolu de chaleur humaine, Caroline n’avait pas tenté de se manifester auprès du petit groupe. Leur manière de communiquer était autre. Il y aurait eu étonnamment, maladresse.
En ce temps de disette amicale, au dehors elle débitait peu de mots. Un soir de détresse elle était repassée devant le Chabada. Le nez collé sur la vitrine elle avait aperçu, entre les feuilles de papier kraft censées dissimuler l’intérieur, l’empilement des chaises de la terrasse. Le vide du comptoir. Dans l’assombrissement du bar les tableaux morts. Une tournure d’abandon. Le bar souffrait. Vite elle s’en était retournée.
« Ça va bientôt tout repartir », martelait invariablement sa mère au téléphone, comme pour s’en persuader. Un jour elle avait ajouté, « tu vois Caroline, tu aurais dû te marier. »

Au nom des bars perdus. Lyon aujourd’hui

Photo de couverture : Le Chabada Café

31 réflexions sur « Au nom du bar perdu »

  1. Bien vu, bien écrit, cette histoire du bar perdu. Des lieux familiers qui sont devenus invisibles, infréquentables à cause d’un minuscule virus qui ne veut pas que du bien à l’humanité.
    Belle nuit et belle journée qui s’ensuivra.
    Ma chère Renée, je t’embrasse,
    Régis

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    1. Merci Régis. Je suis sensible à tes mots. Tu sais, ce bar perdu se trouve tout en haut de la rue Mercière, non loin de l’église St Nizier. Autrefois il s’appelait le Vertu bleu. Bar mythique où Rachid Taha, (chanteur du groupe Carte de Séjour) avait ses habitudes. Rachid était lyonnais. Je t’embrasse mon cher Régis. Bonne journée

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      1. J’ai croisé plusieurs fois Rachid Taha rue Mercière. On a un peu causé ensemble un soir où je revenais d’avoir vu les Stones à Gerland. Evidemment, je l’ai vu sur scène avec Carte de Séjour. Je crois que c’était à la Bourse du Travail.

        Je fréquentai un bar pratiquement au même endroit, tenu par un entraineur de chevaux de course super sympa. Je ne me souviens pas du nom. Ton Chabada me plairait certainement…

        Pour les concerts, je fréquentai beaucoup le feu Palais d’hiver. J’habitai à côté. On se retrouvai chez moi pour se mettre en condition, on y repassait à l’entracte et on finissait la nuit chez moi.

        Je t’embrasse fort Renée,
        Belle journée,
        Régis

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      2. Tu me donnes des frissons, Rachid était un copain, je suis contente d’apprendre que vous avez eu des conversations. Ah! le palais d’hiver, j’y suis allée si souvent. Souvent simplement pour danser. Ou pour des concerts. Avec les copains. Nous avons eu une jeunesse si insouciante. Je t’embrasse, Régis.

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      3. Oui, quelle chance ! Mes enfants sont cloitrés chez eux. Lola est entrée en école d’ingénieur cette année. Elle se réjouissait de pouvoir enfin reprendre des activités extra-scolaires cultures et sportives, après des années de prépa à ne faire que travailler… Et paf ! Confinement. Elle a 20 ans et ne peut rien faire….

        Je plains nos jeunes et j’espère que cela ne va pas trop durer.

        Je t’embrasse, Renée.

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      4. Pensées pour eux. Je t’embrasse, Régis

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    2. un « petit bal perdu » pour un « petit bar perdu » avec toute la tendresse de la voix de Bourvil …

      j’adore cette chanson et je n’aime pourtant pas les petits bars perdus, hauts lieux de vie et d’amitiés simples.
      Merci Renée pour l’ambiance et le souvenir de l’amitié qui est toujours vivace et qui survivra à toute cette situation… Je veux le croire, et j’en fais le vœu !

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      1. Merci à toi d’avoir pris sur ton temps pour me lire.

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      2. Je m’excuse pour le retard, j’ai raté de nombreuses et très jolies pépites…

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      3. Je suis touchée Corinne. Je t’embrasse

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      4. J’ai beaucoup de travail à mon entreprise, et du coup je manque d’énergie pour mon blog et pour mes ami(e)s de blogging, c’est ainsi, je ne peux pas être partout, mais ce soir, je suis gâtée. Ton blog est de grande qualité, bien écrit, personnel et singulier, tout ce que j’aime !

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      5. venant de ta part je suis plus que contente de tes compliments. Quelle entreprise as-tu?

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      6. Nous sommes graveurs sur verre
        http://www.studiogravure.com
        Nous travaillons essentiellement pour les châteaux viticoles, le Champage et restaurants.
        Je te remercie beaucoup pour ton compliment Renée, c’est extrêmement gentil. Tu sais je ne me prends pas pour ce que je ne suis pas. Comme toi j’aime écrire, et comme toi (je pense) j’ai besoin d’écrire.
        Alors si nos plumes rencontrent des cœurs bienveillants et bien aimants, je suis bien heureuse et si parfaitement comblée.
        Bien fort
        Corinne

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      7. Un métier artistique. Ce qui explique ta sensibilité. Par ailleurs l’écriture apporte tant de satisfaction, même si parfois l’exercice est difficile. Je suis heureuse de t’avoir rencontrée. Je t’embrasse

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      8. Tu es adorable, c’est super gentil « je suis heureuse de t’avoir rencontrée », j’adore !!!
        Moi aussi je suis heureuse de t’avoir rencontrée !!
        Bisous Renée

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  2. Texte magnifique, comme d’habitude et bien belles illustrations. Ces « simples herbes compagnes » qui participaient toutefois de notre oxygène vitale… Alors, « Je suis CARO »!

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    1. Grand merci, Manuela. J’espère que la « Caro » que tu es retrouvera bientôt une vie qui ressemblera à une vie.

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  3. Un thème de toute évidence plus grave qu’il n’y parait, traité avec la sensibilité coutumière à son auteure….Et une série de photos sensibles et parlantes.

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    1. Merci François. C’est l’endroit où nous nous sommes rencontrés pour la première fois. Et je garde de ce moment, en terrasse, un souvenir confiant.

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  4. Toujours un plaisir de vous lire Renée , encore un article tristement actuel car on est tous « Caro ».

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    1. Merci beaucoup Franck, pour ce message qui m’encourage. Tenez bon, dans votre si délicat atelier, et dans la vie courante…

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  5. Quel beau voyage dans un temps qui semble déjà si lointain ! On s’y sent si bien au milieu de ces « herbes compagnes ». On croit les connaître ces grognards. Et que dire de cette chute en forme de morale aussi drôle qu’inattendue !

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    1. J’aime te lire, Danielle. Tes articles, tes commentaires. Merci. C’est bon, vois-tu, de se souvenir des choses délicieuses, ces moments entre copains autour d’un verre… Qui aurait pu imaginer qu’un jour ces choses naturelles seraient frappées d’interdiction.

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      1. Merci Renée, ça me fait toujours plaisir de t’accueillir dans mon jardin ! Et j’admire ton talent d’écriture, ta capacité à entraîner ton lecteur dans ton monde en quelques lignes. Je suis impatiente de lire une prochaine sortie dans le monde d’avant. Amitiés, danielle

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      2. À bientôt, chère Danielle, dans ton jardin ou dans « mon monde ». Amitiés. R.

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  6. Une histoire agréable à découvrir – c’est important, le plaisir de lire ! intemporelle, mais tellement contemporaine. L’ambiance est très simenonienne : que se passe-t-il dans les bars mystérieux, quand les lumières se font douces ?
    amitiés, Renée, bonne soirée !

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    1. Merci France. J’adore raconter des histoires, par la parole, ou l’écriture. Histoires vraies généralement. Ce bar est effectivement un endroit mystérieux, que je fréquente, mais le soir je m’éclipse avant que les lumières se tamisent!! Amitiés, France.

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  7. Plaisir toujours renouvelé chère Renée, de vous lire, d’écouter la douce musique de la nostalgie échappée des rideaux baissés de nos chers bars disparus, de se laisser bercer par l’écho des voix aux inflexions douces et légères qui jamais ne se seront tues. Vive le zinc qui renforce nos défenses immunitaires!

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    1. Merci chère Jocelyne. Votre sentiment à l’égard de mon travail compte pour moi. Votre commentaire à la fois poétique et plein d’esprit donne de l’espoir.

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  8. veroniquedesoultrait 23 février 2021 — 6 h 50 min

    Je me souviens de tout

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    1. Merci Véronique. Jacques Brel chantait  » les souvenirs c’est comme l’amour quand y’en a plus y’en a toujours, et quand y’en a on les étale. »

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