Humeur. L’ère des injonctions

Par Renée Valet-Huguet

On se croyait libéré du refrain de l’enfance, « Fais pas ci, fais pas ça ». Éternelles injonctions. Voilà qu’elles pleuvent pour tout maintenant. Inédites, doucereuses ou perverses, déguisées ou carrément assénées.
Même pas peur.

Mésaventures d’une désobéissante

Nous tenons de Catherine cet aveu : « Je suis une désobéissante née ». Sauf qu’un jour, elle s’est munie d’un iPhone, et, parmi la farandole d’applications, ses yeux se sont arrêtés sur Santé. Voir les kilomètres parcourus tous les jours, super, selon le vendeur. Ramenée à cette espèce de mot d’ordre affiché partout : « Marchez! » elle fut tentée. Le premier soir, d’un doigt timide elle interrogea l’appareil. 7180 pas. « Waouh ». D’un autre clic elle découvrit le nombre de marches à son actif : 4 étages.  » Impecc « . Le lendemain, 8700 pas, 8 étages. Précisons que, instinctivement, elle avait allongé son parcours. « Comme si j’attendais des félicitations venant de l’iPhone » Le surlendemain, pluie ; elle utilise tout naturellement sa voiture. Le soir, les yeux écarquillés elle lit, « 780 pas, vous avez moins marché qu’hier ». Dépit. À la fin de la semaine la moyenne tombe. Elle la décrypte, avec ce rien d’anxiété qui peut vous venir à la lecture de résultats d’analyses. Pas mauvaise, mais pas de quoi pavoiser. Et impossible de tricher et mentir, comme on le faisait avec ses parents. Exécutez, vous êtes surveillé, semble-t-on nous dire. Un temps Catherine s’est pliée, « Et puis zut, j’ai fait à mon rythme, déjà j’ai arrêté la cigarette ».

Elle a virevolté sur d’autres sites, « On veut toujours améliorer son style de vie ». Des sites où on l’invite à faire ci ou ça. « D’accord, yoga, régime truc ou machin, c’est l’idéal, mais ça peut être stressant à la fin. Je n’étais pas assidue, et en même temps je me sentais imparfaite, mais libre ».

Femmes d’aujourd’hui

Les modèles féminins mis à disposition des femmes donnent des complexes. Situations enviables : ultra occupées et cependant très soignées, mères de familles hautement désirables. L’éventail est étroit. Nous, nous préférons les femmes piquées d’imperfections. Un peu comme celles qui évoluent dans certaines séries américaines, ou dans les nouveaux films français, des femmes complexes, avec des fêlures. Humaines. Qui ne se mettent pas la pression. Qui ne captent qu’une partie des messages envoyés par un pouvoir supérieur. Messages injonctifs qui visent à faire évoluer des êtres parfaits dans un monde immaculé. Atteinte aussi aux libertés individuelles, nous pensons à la surveillance sur internet, aux écoutes. Ce qui donne envie de retrouver une totale liberté.

 » Quand je serai grand, je ferai ce que je veux « 

De leur côté les hommes disposent d’une plus grande variété de modèles (sport, culture, sciences, art). Moins axés sur le physique que les modèles proposés aux femmes. Mais les hommes doivent aussi assurer. Mari aimant, parent d’exception, et surtout challengeur. Cependant, et la manière semble perverse, nous sommes incités, à tout âge, à bâtir des rêves, tenter l’aventure, s’inventer des vies surdimensionnées. Le contraire des représentations qui le plus souvent ont jalonné une éducation classique. Un peu foldingue non?

Nous voulons bien collaborer à un monde joli et propre, à condition qu’on nous susurre aussi : « Dors tout le week-end si tu en as envie, non, ton kilo supplémentaire n’est rien, tu n’es pas obligée de fabriquer tes crèmes, ta lessive. Ni de te maquiller systématiquement ».

Photo de couverture Alain Boix